Comment on peut savoir que ce qu’on vit c’est du détachement plutôt que de l’indifférence ?
Cela me parait essentiel de bien comprendre cette notion là parce que je ne pense pas que je puisse être réellement dans la considération externe sinon. Je n’ai pas l’impression d’avoir une sorte d’alarme intérieure qui m’indiquerait que dans tel cas je suis dans le détachement et dans tel autre, dans l’indifférence. Par contre, je peux ressentir intérieurement (par la contraction le plus souvent) quand je suis dans l’attachement ou l’identification.
Une petite réflexion personnelle sur le sens des mots, attachement ça vient d’attacher, lier coller… détacher, délier, décoller… quelqu’un qui est attaché c’est un prisonnier ; se défaire de ses liens, se détacher, quel soulagement ! 🙂 Il y a un ressenti de libération, de légèreté, de prise de hauteur dans le détachement. Indifférence, indifférent, qui n’est pas différent, donc sur le plan émotionnel (car c’est bien de ce plan-là qu’il s’agit) un état neutre, indifférencié, qui intègre la notion d’insensibilité, quelque chose qui ne me touche pas, qui me laisse indifférent. Effectivement, si je traite les deux d’un point de vue intellectuel, sans ressenti, il peut y avoir confusion ou doute car sans le ressenti, les deux sont proches. En effet, dans les deux cas, je peux comprendre qu’il n’y a pas de différence entre tous les événements qui arrivent dans la vie. Mais, d’après moi, l’indifférence, en tant qu’état neutre sans ressenti, me semble plutôt être un tampon pour ne pas expérimenter la souffrance nécessaire, ou la joie, ou une autre émotion. Dans l’état d’indifférence, il y a de l’insensibilité, alors que dans le détachement, et je dirais même l’équanimité, il y a une toute autre nuance : c’est l’acceptation de ce que la vie m’amène, et l’accueil sans réticence de l’éventuelle souffrance nécessaire ou de toute autre émotion. Suis-je dans l’équanimité ou dans l’indifférence ? Bonne question ; seul mon ressenti, ma vigilance dans l’instant présent peut m’indiquer où j’en suis ; et il me semble que c’est l’ensemble du travail sur moi effectué qui peut amener et approfondir cette équanimité. L’indifférence, dans sa neutralité, n’inclut pas l’écoute et le ressenti qu’il y a dans le détachement. Donc effectivement dans l’indifférence et l’insensibilité c’est dur voire impossible d’être dans la considération externe, c’est dur voire impossible d’être dans l’expression de sa valeur de base. Tout se tient finalement.
Le détachement est la conséquence d’un état conscient de vigilance et d’intention de ne pas s’identifier à nos émotions ; dans l’indifférence, pas besoin de vigilance car les émotions ne sont pas ressenties, la personne est comme anesthésiée.
L’indifférence est une attitude de « je m’en fiche » tandis que le détachement est peut-être prendre soin (ou ne pas prendre soin) mais ne pas être attaché au soin (ou au non-soin).
Les deux attitudes, de l’extérieur, peuvent aboutir au même, mais la sensation intérieure est très différente. L’indifférence, pour moi, est une défense, et donc une crispation, même légère. Le détachement suppose un abandon, et une attention globale. Si je prends une métaphore maritime, ce serait un peu la différence entre construire une digue contre les vagues, ou bien trouver l’équilibre sur la planche.
Je me sens dans le détachement quand je suis dans un état neutre, que je n’ai pas d’émotion, de réaction, de tension bien que je sois concernée. Je me sens dans le détachement quand je ressens l’amour en moi, l’intention d’amour de l’autre. Exemple : je peux écouter la souffrance de quelqu’un, tout en étant détachée ; cela ne m’affecte pas, au sens affectif du terme, je suis dissociée, cela ne crée pas d’émotion en moi, si ce n’est de la compassion. Je peux être indifférente, car je ne me sens pas concernée. Je peux être indifférente car je fuis ma responsabilité, je nie une émotion, une souffrance ; dans ce cas, j’ai un intérêt personnel à être indifférente. D’où la question à se poser : « quel est mon bénéfice, ou, quel est mon intérêt ? »
Je ressens l’indifférence comme un refus de ressenti, une anesthésie volontaire ayant pour but de fuir le ressenti de l’instant (en général fuir la souffrance utile, mais de fait tout passe à la trappe). C’est finalement comme un suicide sans mort physique. Dans le détachement je ressens au contraire tout, mais je ne retiens rien, ça ne « colle » pas, je ne m’identifie pas au ressenti. Alors je peux vivre pleinement l’instant et ses surprises, surprises que je ne peux pas vivre dans l’indifférence.
On est détaché des choses extérieures/intérieures que parce qu’on est détaché de celui/celle que l’on croit être. Lorsque cela s’écroule, ou lorsque cela perd progressivement de sa force alors les intérêts, les peurs, les envies liés à ce mensonge s’estompent. Il ne reste que des événements (extérieurs ou intérieurs) dépouillés de cette dynamique identitaire, que l’on accueille et que l’on laisse filer (en y participant ou pas en fonction de ce que cela fait émerger en soi, ou pas). L’indifférence n’est pas un accueil neutre de la réalité mais une fuite où l’on se coupe. C’est un méga tampon, un reniement de la vie. Il y a peut-être moins de souffrance, mais aussi moins de joie et d’étonnement. Je crois que ce qui peut aider à différencier l’un de l’autre, c’est l’absence de trace que laisse le détachement : l’événement se déroule et nous traverse simplement, en toute évidence et dans la détente. Tandis que l’indifférence laisse un goût de cendre, d’inachevé, une tension diffuse mais permanente en arrière-plan pour maintenir ce retrait du flux de la vie. Le ressenti corporel global dérange le mécanisme de l’indifférence.
La considération externe exige le détachement dépouillé d’identification, de projections, de jugement et d’apitoiement. Cette question de discernement entre le détachement et l’indifférence, dans ce processus de dépouillement, de cette dynamique d’identification touche la subtilité des changements ressentis qui renvoient à la souffrance utile et aux souffrances inutiles, et à cette notion de « morneté » évoquée par certains comme un sentiment d’une « certaine tristesse », tristesse d’une peur cachée de devenir indifférent, peur d’une certaine banalité dans ne plus être touché, ne plus être ému par la souffrance de l’autre, ne plus ressentir de la compassion (un attachement à une croyance construite). Comme si on pouvait s’accorder de ne plus s’apitoyer sur soi, et toujours éprouver de la pitié pour l’autre ! La compassion à ce niveau est dépourvue de sentiment de pitié pour les souffrances inutiles, mais elle est animée par une bienveillance qui touche la sensibilité à l’égard de l’autre dans la prise en compte de la souffrance utile essentielle et sans concessions possibles. Alors on peut évoquer une « liberté d’indifférence » qui consiste dans le fait de n’être soumis à aucune contrainte d’intérêt personnel, pour laisser s’exprimer ce qui vient dans l’instant de la considération de l’autre et de l’amour ressenti.
L’indifférence (à moins que ce ne soit de la pure inattention) est une réaction externe. Mécanique. Le détachement est une action interne. Consciente.
Par moments, quand je permets/j’accepte tout ce qui est en train d’arriver, exactement comme cela arrive, sans interférence, simplement l’observer en totalité, je ressens poindre le détachement. Je ressens une profonde liberté. Peut-être même, j’ose le dire, l’amour. Pas l’amour du vouloir ou de l’attachement, mais l’amour de l’appréciation et de l’acceptation. Dès le moment où il y a une quelconque résistance, j’expérimente une « terneté », un engourdissement de ma conscience, et de cette « terneté », de cet engourdissement vient l’indifférence. Mais réellement cette résistance est la naissance de la souffrance inutile et la « terneté »/engourdissement est éviter la souffrance utile.