Note au lecteur : le bleu italique correspond à l'instructeur ; en noir, les autres intervenants.

Écoute et Obéissance

J’aimerais que l’on parle de l’écoute. Je me suis aperçu qu’il y a deux écoutes. Souvent, on croit être dans l’écoute, mais en fait c’est la personnalité qui écoute sans écouter vraiment, parce que simultanément on anticipe ce qu’on va répondre à l’autre ; alors on n’est pas dans l’écoute totale.

J’ai souvent remarqué que je dis des choses aux gens, et j’ai l’impression que ça rentre par une oreille et que ça ressort aussitôt par l’autre, parce qu’il n’y a souvent aucune suite. Pourtant, je n’ai pas observé de rejet par rapport à ce que j’ai demandé. Avec A. ça m’est arrivé plusieurs fois, est-ce que tu te souviens ? Je t’ai demandé de faire quelque chose, et tu ne l’as pas fait.

C’est vrai.

Ça signifie qu’il y a un problème de présence dans l’écoute. Le mot allemand pour écouter-obéir est « gehorchen » qu’on peut traduire par « prêter l’oreille », mais également « obéir ». Donc, prêtons-nous nos oreilles, prêtons attention à ce que l’autre dit. Prêter attention avec les oreilles, ça veut dire presque focaliser là-dessus, c’est en tenir vraiment compte. Obéissance. En français quand on dit à un enfant « tu ne m’écoutes pas » cela veut dire « tu ne m’obéis pas ». Donc obéir, ce n’est pas trop dans tes habitudes.

Non.

Pour qui d’autre est-ce un problème d’obéir ?

Pour moi l’écoute c’est un problème, ça me demande énormément d’énergie, d’attention.

Mais ça ce n’est pas écouter. Quand on prête attention et que l’on se tend, ça ne marche pas ; ce qu’on cherche c’est une attitude plutôt qu’un geste, une attitude d’ouverture, détendue.

C’est justement quand on est concentré qu’on n’a pas la bonne écoute.

Pour toi J-L ce n’est pas un problème d’obéir j’imagine ? Tu y es habitué.

Oui. Mais ce qui m’ennuie avec ce mot, c’est qu’il est souvent associé à une certaine perte de son libre arbitre.

Oui.

Et c’est un peu péjoratif parfois, quelqu’un qui obéit et qui ne réfléchit pas.

C’est vrai, mais l’armée repose là-dessus, non ? Si on n’obéit pas, on a des problèmes.

Oui, et on dit souvent dans l’armée qu’au bout d’un moment l’obéissance devient une adhésion volontaire, on ne donne plus des ordres en fait, on dit simplement à la personne de faire telle ou telle chose.

Il y a aussi cette fausse obéissance qui est une forme de résignation, juste faire ce que l’on a demandé. C’est souvent le cas de personnes qui sont résignées et attendent la retraite, particulièrement dans les grandes entreprises.

Je sens différents niveaux d’obéissance chez moi. Il y a une obéissance un peu formelle et puis il y a une obéissance en profondeur. Je l’ai senti aujourd’hui en réfléchissant au fait de n’avoir pas mis l’eau sur les braises comme tu le demandes.

En plus il y a un fort vent.

Oui, je sais. Au début, quand tu me le demandais, même sans qu’il y ait de vent, je t’obéissais, parce qu’il fallait obéir, mais intérieurement je n’avais pas l’impression que c’était nécessaire. Aujourd’hui, j’ai senti que l’obéissance à cette consigne de l’eau sur les braises, ça avait été une obéissance formelle ; mais il y a une autre forme d’obéissance, plus profonde.

Ceux qui ont un problème avec l’obéissance, faites un travail là-dessus, parce que dans l’ultime, on obéit à ce que la vie nous impose. Si on n’arrive pas à obéir, on n’arrivera jamais à vivre pleinement la non-séparation, il y aura quelque chose qui est rejeté.

Un autre aspect intéressant lié à l’obéissance, c’est la confiance. Il m’arrive d’obéir et de faire quelque chose sans savoir pourquoi, dans ce cas je le fais en confiance, avec foi, même si j’aime bien comprendre pourquoi je fais les choses. Mais si tu me demandais par exemple de réparer dix fois le même parasol je le ferais, donc il y a une sorte de confiance.

Tout à fait, c’est la même confiance que tu as dans la vie quand tu es pleinement dedans, c’est obéir et tu n’as même pas le choix de ne pas obéir.

Je rejoins ce que disait J-L ; effectivement c’est plus facile d’obéir quand il y a une adhésion. Pour moi, cette adhésion surgit dans deux contextes différents, on a déjà parlé du premier, lorsque j’ai confiance en l’autre. Dans le deuxième cas, si c’est quelqu’un que je ne connais pas ou en qui je n’ai pas particulièrement confiance, je peux obéir si je comprends la demande et si c’est ma logique à moi aussi ; dans ce cas je vais adhérer parce que cela pourrait venir de moi. Mais là où je trouve que c’est plus difficile d’obéir, c’est quand il y a un principe. Par exemple l’État impose de limiter notre vitesse à 50km/h à tel endroit, et parfois c’est ridicule parce qu’on est dimanche et que l’école est fermée. Là pour moi ce n’est pas cohérent, je n’ai pas particulièrement confiance dans les technocrates qui ont fait ces lois, et je ne vais donc peut-être pas obéir.

L’exemple des 50km/h est très intéressant, parce que dans ce genre de cas, on peut observer si on a vraiment le choix ou pas. Est-ce que je suis en réaction parce que ça me dérange, et donc je n’ai plus le choix ? Ou est-ce que je peux reconnaître qu’il y a un aspect stupide, mais j’ai vraiment le choix de me limiter à 50km/h ou pas ? Et alors ça devient une question stratégique, en fonction du contexte ; est-ce que ça m’est utile ou pas de me limiter à 50km/h, en partant d’un point de vue sans affect aucun, sans émotions. C’est intéressant justement dans les contraintes stupides que la société nous propose et nous impose quasiment en permanence : est-ce que je mets de l’affectif ou est-ce que j’agis stratégiquement ?

Effectivement, quand je me trouve dans ce genre de situation, j’intègre l’ensemble du contexte : est-ce que je suis en retard ? Quel jour on est ? Est-ce qu’il y a des gens ? Est-ce qu’il y a un radar ? Est-ce que ça me gêne de prendre une amende ? C’est un ensemble de choses qui fait que je respecte ou que je ne respecte pas la règle.

Quand on a des problèmes d’obéissance notamment par rapport à la loi, j’ai observé qu’il pouvait y avoir un affect sous-jacent. Ce sont des occasions intéressantes pour la personne qui veut travailler là-dessus.

Oui, il y a les gens qui vont être en réaction parce que ça vient de l’État. Mais dans l’exemple que j’ai donné, je n’ai pas l’impression d’être en réaction parce que c’est une loi.

Moi je pense que si la situation l’exige, je n’aurai pas de problème à obéir.

Oui, je pense aussi. Tu n’as pas besoin de comprendre.

Il y a une sorte de confiance.

Je suis très embêtée par cette question, parce qu’à un certain niveau je repère en moi cette forme de résistance mêlée d’inertie qu’on avait appelée à une époque « sac à patates ».

Oui, c’est probablement lié.

Mais d’un autre côté, il y a une confiance totale, dans la vie en général, et je peux complètement obéir.

C’est intéressant pour toi d’observer, lorsque tu endosses le sac à patates, s’il n’y a pas alors aussi un refus d’obéir ?

Je ne le sens pas comme ça.

Je ne suis pas sûr, sinon à la place du sac à patates, tu aurais pu dire « Bon, j’obéis même si je ne comprends pas ».

Oui, c’est pour ça que je suis embêtée, mais je ne sens pas la désobéissance.

Pourtant il y a un lien, même si pour le moment tu ne le vois pas. Malgré la confiance, dans un contexte donné, il y a une forte résistance.
Si vous pouvez, dans le cadre de l’enseignement, et quand la situation l’exige, mettre en place l’obéissance, c’est un sacré raccourci.

Je ne pourrais pas être si catégorique dans la vie quotidienne, mais ici je le sens de manière très forte, pour moi l’obéissance est là. Bien sûr, je ne peux pas affirmer que ce sera toujours ainsi, peut-être qu’il y aura des situations où je n’obéirai pas.

Si on a de bonnes raisons de ne pas le faire, c’est ok. Mais il faut se méfier des bonnes raisons. Moi je n’ai jamais eu de problèmes à obéir, c’était du « surrender ». Après avoir rassemblé suffisamment d’éléments m’indiquant que je pouvais faire confiance à la personne, j’ai tout lâché.

Oui, c’est ça, c’est une question de confiance par rapport à la personne.

J’ai eu l’expérience auprès d’un de mes enseignants, de l’abandon absolu, le « surrender ». Sauf bien sûr à partir du moment où j’ai observé qu’il y avait des dérives, alors j’ai laissé tomber. Mais le « surrender » est resté, même si je n’ai pas pu continuer avec lui. Parce que ça m’appartenait d’avoir vécu tout ce que j’ai vécu grâce au « surrender ». Donc ça veut dire l’obéissance d’un côté, mais aussi l’inverse quand c’est nécessaire, le guerrier en quelque sorte.

En fait ça n’enlève pas sa capacité de discernement.

Exactement.

Mais à un moment ça permet de faire ce que moi j’ai eu beaucoup de mal à faire pendant des années, c’est-à-dire : « d’accord, je le fais même si je ne comprends pas ».

Pour ma part, j’ai observé qu’il y a une sorte de sentiment intérieur qui m’indique si c’est ok ou non, c’est assez subtil.

Exactement. Lorsque je suivais l’enseignement dont j’ai parlé plus haut, un jour j’ai reçu une lettre, envoyée à tous, disant : « maintenant on a besoin de vous, de votre contribution financière, pensez à tout ce que R. a fait pour vous, maintenant le moment est venu de faire quelque chose pour lui ». À ce moment-là, pour moi le rideau s’est fermé totalement, c’était fini, je ne voulais pas rentrer là-dedans.

Souvent dans les grands groupes, ça part en dérive.

Oui, ça part en dérive très facilement.

En ce qui me concerne, je n’exclus pas que ça puisse arriver un jour avec toi. Je ne l’exclus pas complètement, malgré l’obéissance qu’il y a actuellement.

Oui, mais il faut alors s’interroger, est ce que ça vient de moi ? Est ce qu’il y a une résistance, là, qui se réveille ?

Bien sûr.

Il y a le groupe aussi, il n’y a pas seulement toi et moi ; quand tu sens venir une dérive, ce ne serait pas étonnant que cette impression surgisse chez chacun aussi. Simplement il faut se poser la question, est-ce que cette impression est vraiment juste ou est-ce que c’est une réaction qui m’est propre ?

Pour moi, quand il y a une certaine confiance personnelle, l’obéissance est facile parce que je sais que c’est ça qu’il faut faire, même si je n’en comprends pas la raison. Il y a une validation en moi, même si ça me dérange et que j’aurais préféré qu’on me demande autre chose. En fait, quelque part je le savais déjà, et du coup c’est très facile. Peut-être que cela va avec la confiance, ou la confiance se bâtit justement parce qu’il y a ce ressenti.

Je suis tout à fait d’accord. Je me souviens qu’on avait eu un échange sur la « confiance de base » il y a quelques années. À l’époque, on n’avait pas encore vraiment travaillé sur la conscience corporelle, ou du moins je ne me l’étais pas approprié, et je me souviens avoir répondu à C. sur ce même sujet : « non, je n’ai pas confiance en W. au-delà d’un certain point ». Il y avait une réserve, parce que je n’avais pas d’autres critères que ma tête pour valider ou invalider, et du coup si je ne comprenais pas intellectuellement, c’était difficile parce que je n’avais que cette boussole-là. Avec la conscience corporelle, j’ai effectivement l’impression que je peux sentir que c’est ok, même si je ne sais pas du tout pourquoi. Comme O. le disait : la demande résonne en moi comme une vérité, et ça valide que c’est ça qu’il faut que je fasse. Pour moi c’est dans cette conscience corporelle partagée que ça se joue, et je peux faire confiance car j’ai aussi une boussole interne. Même si je ne comprends pas le pourquoi du comment, je sais que c’est juste.

Tu sais la confiance est mutuelle en quelque sorte. J’ai confiance en l’enseignant, mais j’ai aussi confiance en moi.
Pour résumer : lier l’écoute à l’obéissance. Pour toi c’est clair j’imagine, R. ?

Oui, bien sûr.

Est-ce que par rapport à moi tu as eu confiance dès le début, ou est-ce que c’était évolutif ?

J’étais le disciple inconditionnel, tu pouvais me demander ce que tu voulais.

C’est-à-dire qu’à une époque obéir à la lettre présentait pour toi un bénéfice secondaire, ça servait à te décharger de toute responsabilité personnelle. Alors qu’être vraiment à l’écoute, c’est aussi prendre la responsabilité de la demande qui a été faite.

C’est ça.

Je t’avais dit plusieurs fois que tu n’étais pas ici pour rester un disciple inconditionnel, mais pour être toi-même. L’enseignement, c’est pour être soi-même.

En Inde, on appelle les disciples des dévots. Je ne supporte pas cette dévotion ! Ce genre d’obéissance, ça n’a pas de sens, c’est à casser. Chandra Swami disait : « je ne souhaite pas que vous agissiez comme ce dévot, une vache qui erre et qui obéit ». Mais chez toi ce n’était pas vraiment de la dévotion, c’était plutôt le manque de confiance en toi qui te faisait agir de la sorte.

Oui, je ne voulais pas prendre de risque. Chaque chose qu’on fait a des conséquences, la moindre chose, la moindre parole qu’on prononce a des conséquences. À une époque, je me suis rendu compte que ce que je faisais pouvait blesser les autres, et je ne savais pas gérer ça, ça sortait de moi sous une forme non éduquée qui blessait autrui. Et un jour j’ai pris la décision de fermer les volets, de ne plus prendre de responsabilités.

C’est ça.

Mais ça aussi ça s’en va si on en prend conscience, c’est un mécanisme.

Oui.

Ce que tu viens de dire m’évoque autre chose. Le fait que tu obéisses à la consigne à la lettre, te conditionnait à transmettre la consigne également à la lettre. Ce n’était plus dans la spontanéité, tu faisais la photocopie de la demande. Ça pose la question de l’autonomie.

Oui tout à fait. Je n’étais pas encore sorti de ce qu’on vient d’évoquer à propos de la responsabilité. Je ne voyais pas d’autre comportement possible pour moi, autrement c’était l’enfer. D’ailleurs à cette époque-là j’avais beaucoup de mal à accueillir la souffrance nécessaire, je la fuyais par toutes les issues possibles.