Penser que ce que je fais peut avoir des conséquences pour l’autre, ça fait partie de la conscience corporelle.
Ça n’est pas de la considération externe ?
Non, la considération externe survient dans l’instant. Quand je déplace quelque chose, quand je prends un outil par exemple, qu’est-ce que ça peut avoir comme conséquences pour l’autre ? S’il a besoin de cet outil et qu’il ne sait pas que je l’ai pris ? Avoir en tête le groupe entier quand on fait quelque chose doit être automatique, car ça fait partie de la fiabilité, ça émerge de la conscience corporelle.
Et la fiabilité, qu’est-ce que c’est exactement ?
C’est prendre en considération les éventuelles conséquences pour l’autre, lorsqu’on fait quelque chose. J’ai en tête l’exemple de A. qui avait rangé une échelle dans sa chambre sans rien dire : trois personnes l’ont cherchée partout pendant des heures. Ça c’est le contraire de la fiabilité.
D’accord, c’est un aspect de la fiabilité, mais il y a aussi autre chose : par exemple, l’un d’entre nous s’engage à remettre le fil de l’antenne. Pour moi la fiabilité, c’est qu’il se sente responsable du projet. Il peut éventuellement demander à quelqu’un d’autre de le faire, on ne lui demande pas d’être un expert. Mais ça veut dire que ça va être fait, ou que si ça n’est pas fait, on sera informé et on saura pourquoi. Cet aspect de la fiabilité est très important pour moi qui supervise, car je peux être tranquille, je n’ai pas besoin d’y penser, ni de surveiller. Bien sûr à la fin je vais vérifier, mais je n’ai pas besoin de surveiller la personne, et ce sont deux choses différentes.
Je vois encore un autre aspect : la personne fiable n’est pas négligente. Il peut lui arriver de casser un outil, mais ce ne sera pas par négligence. Tout à l’heure par exemple, j’ai perdu une vis de la tondeuse. Ça arrive, ça n’est pas un problème, mais je sais que ça n’était pas par négligence. Ça n’était pas parce que j’étais hors de la conscience corporelle.
(S’adressant à N.) Autre exemple, la sardine de camping que tu voulais laisser dans la terre. J’ai insisté pour que tu la cherches et que tu la déterres. Pourquoi ? Parce que je pense aux conséquences : quelqu’un passe avec la débroussailleuse, il peut trébucher et éventuellement se blesser.
Oui, je n’avais pas pensé à ça. Jusqu’à maintenant, je faisais attention aux autres, mais pas en envisageant l’impact des objets sur les autres, comme s’il y avait un a priori. Par exemple, pourquoi m’embêter à chercher une sardine perdue ? Ça ne coûte pas cher une sardine, je peux en acheter une autre. Mais penser ça, c’est poser un filtre : alors je ne tiens pas compte de l’impact des objets sur les autres. Je me demande d’ailleurs si ça n’est pas lié au P.A.C.I.L. : les objets ont une vie à eux, il faut que je prenne ça en compte. Mais aussi en ce qui concerne l’impact des objets sur les autres, il me faut l’intégrer.
Donc il y avait un méta-programme un peu obscur. Les objets en l’occurrence.
Oui, je pense que c’est tout à fait lié aux objets dans le P.A.C.I.L.
Pour moi c’était typiquement un angle mort. Je n’aurais pas pu le voir tout seul si on ne me l’avait pas pointé.
C’est ça. Un autre exemple concernant le rangement : j’ai trouvé par hasard à côté des ampoules (parce que je devais changer une ampoule), un seau avec tous les casse-noix. On les avait cherchés partout ! C’est de la non-fiabilité flagrante. Si vous n’intégrez pas dans la conscience corporelle le fait de penser aux conséquences de ce que vous faites, vous n’arriverez pas à être fiables. Pour moi c’est automatique, comme la conscience corporelle : la considération des conséquences pour les autres.
Ça ne demande pas d’être habile ni d’avoir un quelconque savoir-faire.
Et ce n’est pas une question de logique meilleure qu’une autre. Il s’agit simplement de transmettre une information, et de tenir compte de l’autre pour lui éviter le tracas de chercher pendant des heures.
(s’adressant à l’instructeur) C’est la raison pour laquelle je t’informe, à la fin du séjour, de l’endroit où j’ai rangé tel objet, et des tâches qui ont été effectuées ou pas.
L’effort est à faire seulement au début, après ça devient automatique, c’est naturel. Comme pour la non-procrastination, la non-fiabilité est un mécanisme identitaire qui lâche quand on est dans la vie réelle.
Il y a un mot qui me vient, qui pour moi est lié à la fiabilité, c’est le mot « engagement » : on s’engage à être en groupe. Ça n’est pas uniquement de l’engagement personnel, ça n’est pas chacun pour soi, le groupe est aussi important que soi.
Tout à fait, il faut que cela soit clair pour chacun.
L’engagement, c’est aussi aider les autres, c’est pointer les manquements, les oublis. Et il y en a des travers à dénoncer ! Je me rappelle ce que W. m’avait pointé : « tu dois lire tes mails tous les jours », et pour moi c’est une évidence maintenant : je les lis tous les jours.
Mais parfois on a attendu ta réponse, alors que c’était urgent.
À ce propos, quand W. me pose une question par mail et que je ne peux pas répondre tout de suite, je lui confirme toujours que j’ai bien reçu le message et que je répondrai plus tard. De cette manière, il ne perd pas son temps à me relancer.
Accuser réception d’une demande est très important.
De plus, la réponse devient un outil anti-procrastination. Je l’utilise beaucoup comme ça : quand je dis à quelqu’un que je le ferai tel jour, il faut ensuite que je m’y tienne.
Il y a aussi les oublis. Si je ne range pas tout de suite les choses à leur place, le lendemain je n’y pense plus. Dernièrement, j’ai oublié de relire les textes que A. m’a envoyés. Je ne pouvais pas le faire tout de suite, et j’ai oublié de les classer comme « non lus ». Les ratés, ça arrive aussi.
On est humains.
Et les ratés, c’est bien parce que ça renvoie toujours à l’humilité.
Tout à fait, ça crée un choc ! Une semaine après, elle m’a renvoyé un message : « est-ce que tu as lu les révisions ? »… Oulah !
Pour moi, cette discussion clarifie la question de « bien faire » les choses.
Oui, on sait que ce qu’on fait a des conséquences. Par exemple, on casse un tournevis parce qu’on n’a pas voulu perdre de temps pour trouver un meilleur outil. Quand on intègre le fait que le prochain qui en aura besoin ne pourra plus s’en servir, on a alors tendance à faire les choses sans négligence. Pour moi, c’est un effet secondaire : on commence à mieux faire les choses. Autre exemple, une étagère fixée négligemment peut tomber. Ça veut dire qu’il y a une vraie attention à ce qui est fait. Bien sûr, avec nos propres compétences et savoirs.
Ça me renvoie au rapport avec les enfants. Il est évident qu’on change d’optique quand on est avec de jeunes enfants à la maison. Ça se fait tout seul : on voit les choses différemment, on se met à leur place, à leur hauteur, et ça permet d’éviter les dangers.
Lorsque vous l’avez intégré, ça se fait ensuite naturellement, comme ça se fait naturellement en présence d’enfants.
Moi je m’interroge encore : il y a le principe de faire attention aux autres, en anticipant les conséquences de ce que l’on fait. Mais il y a quand même aussi la capacité – ou l’incapacité, à entrevoir ces conséquences. J’en reviens à l’histoire de la sardine : je n’ai pas du tout pensé aux conséquences découlant du fait de ne pas la chercher.
Mais c’est dans le corps que ça se passe, dans la conscience corporelle : tu le sens ! Si tu avais été dans la conscience corporelle, tu aurais dû sentir cela.
Elle t’appelle !
Elle t’aurait piqué !
Quand je mets une vis au mauvais endroit, je le sais, il y a cette conscience dans le corps, pas dans la tête. La plupart du temps, on n’imagine pas les conséquences, mais on sait juste qu’elles sont possibles. En ce qui me concerne, je ne m’imagine pas précisément quelles conséquences peuvent arriver. Je n’en sais rien, et ce n’est pas nécessaire de le savoir. Mais je sais qu’il peut y en avoir.
(S’adressant à N.) Et tu es renvoyé à ton propre confort, car tu te dis : « à quoi bon ? Pourquoi la chercher et la sortir de terre ? »
Même tout seul chez moi, je peux te dire que si elle me titille, je l’enlève.
Oui, c’est ça, « ça me titille ». C’est ça qui peut permettre de devenir conscient des éventuelles conséquences.
(À N.) Je sens aussi une résistance à t’adapter à autre chose que ce que tu fais d’habitude. Et cette résistance te fait exister, c’est évident.
C’est un mécanisme identitaire.
Pour moi au début, c’était l’enfer, il y avait beaucoup de souffrance nécessaire de vous voir agir comme dans le jardin zen (rires). Et c’est encore parfois comme ça ! Bien que ça s’améliore un petit peu, la fiabilité n’est pas encore au point. Il reste des résidus de l’identité chez les gens qui ne sont pas fiables, il faut le reconnaître.
Est-ce que tu pourrais le pointer dans l’instant ?
Je le pointe très souvent ! Je le pointe quand c’est possible, mais la plupart du temps je vois les anomalies quand vous êtes partis.
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’il ne s’agit pas de savoir par cœur où se mettent les choses, mais de demander quand on ne sait pas.
Ou d’écrire sur le tableau l’endroit où sont rangés les casse-noix.
Ou d’envoyer un mail.
Par contre pour demander, il faut d’abord être conscient de ne pas savoir où se range tel objet. On peut très bien être persuadé qu’il se range à tel endroit, alors que ce n’est pas là !
Souvent c’est une question d’observation. Si on utilise un outil ou un objet, on le remet au même endroit. Il faut bien observer, au départ. Récemment, on ne savait plus remettre le tapis dans la bonne position, après l’avoir enlevé pour le nettoyer.
(Désignant trois participants) Régulièrement vous décrochez complètement. Et dans ces moments-là, vous ne pouvez pas être fiables. Vous pouvez décrocher quand vous vous trouvez dans la chambre pour vous reposer. Mais pas quand vous faites quelque chose. Ça ouvre la porte à la non-fiabilité.
Comment reconnais-tu quand on décroche ? Tu le ressens ?
Oui, je le sens dans mon corps. Lorsque je suis à côté de toi, je sens quand tu n’es pas dans la conscience corporelle.
Parfois je le sens parce que je me sens séparée. On n’est pas sur la même longueur d’ondes.
Oui, il manque quelque chose. Quelque chose qui devrait être présent est absent. Et quand on parle à cette personne, on a des réponses incongrues, qui n’ont pas de sens ou qui ne sont pas adaptées à la situation. Ou qui ne répondent pas vraiment à la question. Mais la personne ne s’en rend pas compte, pour elle, c’est la bonne réponse. Mais moi je ne me sens pas compris, pas entendu. Ça n’est pas grave, la plupart du temps je passe, parce que je sais que c’est temporaire et que je ne peux pas le pointer chaque fois.
Et comment fais-tu quand tu n’es pas en présence de la personne ? Je me rappelle d’un échange par mail : pour toi il était évident que quelque chose clochait en moi, et moi je me disais : « pourtant j’ai répondu à sa question !? ». Mais tu as tellement insisté que je me suis finalement rendu compte que tu pointais quelque chose de faux dans mon attitude.
Cela fait quinze ans que j’ai des échanges par e-mail avec les gens, j’ai l’habitude de ce type d’échange. Je ne lis quasiment pas ce qui est écrit, mais je sens ce qui se trouve derrière. Je le pointe parfois, mais pas systématiquement. Avec toi S., dans ce cas précis, je me suis permis de dire ce que je voyais derrière : c’était tellement évident !
Quand vous vous sentez fatigués nerveusement, ou quand vous commencez à sentir un malaise, que vous oubliez la conscience corporelle, pensez à vous retirer dans votre chambre pendant un quart d’heure. Demandez à quelqu’un de vous remplacer, c’est mieux que de continuer à faire en s’appuyant sur la volonté. Sinon vous pouvez devenir un zombie, et alors vous n’êtes plus fiables. Si ce n’est pas possible, redressez-vous, faites un effort pour ne pas entrer en transe. Et si c’est vraiment impossible, parce que vous êtes seuls et que vous devez finir, puisez dans vos réserves. Mais ça, c’est le recours ultime. Sinon, mettez-vous sur votre lit ou allez dans la nature pour vous retrouver et ne pas perdre le fil de la vraie vie. Ça doit être prioritaire.