Nous avons déjà parlé des intervalles qu’on rencontre dans l’octave. On sait maintenant que dans n’importe quel projet, il y aura des intervalles, donc des obstacles à traverser. Mais il y a également d’autres obstacles qui ne sont pas des intervalles. Ce sont des forces imprévisibles et qu’on ne peut pas maîtriser : la voiture qui tombe en panne, par exemple.
Ça peut être un intervalle, mais ça peut aussi être un imprévu. « The denying forces », en français « les forces contraignantes ». Et ce qui est important, quand on prévoit un projet, une octave, c’est d’inclure l’éventualité de rencontrer des imprévus. Souvent on oublie de prendre ça en compte dans la préparation d’un projet.
Est-ce qu’un imprévu, ce n’est pas plutôt un Mi-Fa ?
Ça peut l’être, mais ce n’est pas nécessairement un Mi-Fa ou un Si-Do.
Oui, c’est ça qui est important, le fait d’inclure cette éventualité. Quand j’ai un avion à prendre, je calcule toujours d’avoir assez de marge au niveau de l’horaire. On ne sait jamais ce qu’il peut y avoir comme problème sur la route.
C’est tout à fait ça. Et on peut le généraliser. Quand je planifie quelque chose, j’inclus toujours la possibilité d’un imprévu, je ne calcule jamais à la minute près.
Et les personnes qui ont tendance à arriver très en avance ? C’est un mécanisme identitaire?
Ça peut être un mécanisme identitaire.
De toute manière, c’est un calcul hypothétique, parce qu’il y a des imprévus tellement énormes qu’ils sont impossibles à prendre en compte : par exemple lorsque la voiture tombe en panne.
À ce propos, il n’y a pas très longtemps, je suis parti à l’aéroport avec une bonne marge d’avance, mais ce jour-là un énorme camion s’était renversé sur l’autoroute. C’était un tel imprévu que même la compagnie nous a offert les billets pour l’avion suivant, car il manquait la moitié des passagers ! Ça c’est le type d’imprévu dont on vient de parler, absolument impossible à planifier.
Avec ton exemple, on est quand même dans un cas particulier : quand on a un avion à prendre, habituellement on calcule assez de marge par rapport aux imprévus. Mais c’est très important d’intégrer cette marge aussi dans les choses régulières, là où il semble y avoir un peu plus de maîtrise.
Ça me fait penser à mon frangin lorsqu’il a raté son agrégation. Le premier jour de la semaine, il avait prévu une marge d’une heure pour se rendre sur le lieu d’examen. Le trajet en bus a pris quinze minutes, donc il est arrivé très en avance. Idem le deuxième jour. Le troisième jour, il a réduit sa marge à trente minutes. Mais ce jour-là, il y a eu un énorme bouchon et la durée du trajet a doublé : résultat, il est arrivé en retard. Ils étaient pourtant plusieurs dans le même cas, mais le responsable a refusé de les laisser entrer à cause du retard : c’est un interdit à l’examen.
En résumé, ce n’est pas parce que ça marche de manière fluide plusieurs fois que ça va être pareil la fois suivante.
Pendant longtemps, je ne supportais pas d’arriver en retard. Il y avait cette peur derrière « si j’arrive en retard, je vais avoir l’air de quoi ? ». Mais maintenant, ça c’est balayé ! Je fonctionne en anticipant ce qui pourrait se passer : je pars en avance pour arriver tout simplement à l’heure.
Pour le moment on a parlé de l’aspect temporel, mais le fait d’avoir un plan B, c’est aussi une façon de prendre en compte l’imprévu. Quand je fixe un poteau, si je suis persuadé que la solution que j’ai en tête va marcher, je rate la possibilité que ça ne fonctionnera peut-être pas.
Oui, exactement.
C’est aussi en lien avec l’anticipation.
Je pense qu’en cuisine, vous avez suffisamment d’expérience maintenant pour prendre en considération les imprévus, afin que les repas soient prêts à l’heure.
Je calcule toujours d’avoir un quart d’heure voire une demi-heure de marge dans un projet, ça me permet le vagabondage s’il n’y a pas d’imprévu. Ce temps supplémentaire devient alors un cadeau.
Tout à fait, c’est un cadeau.
Pour certains rendez-vous, je fonctionne différemment, par exemple quand je vais chez le médecin. Maintenant je le fais systématiquement : si je vois qu’il y a vingt personnes qui attendent, alors je vais me balader. Pour moi c’est un changement au niveau de l’énergie. Le stress me bouffe de l’énergie inutilement. Ça c’est clair pour moi.
Oui, tout stress inutile est à éviter. Et si ça te crée du stress inutile, il vaut mieux que tu fasses comme ça.
Un autre exemple : conduire la nuit, pour moi c’est du stress inutile. Mon attention est trop sollicitée et ça m’épuise. Je m’organise pour conduire de jour, même si ça rallonge mon séjour. C’est important d’apprendre à se connaître par rapport à ça.
Oui, connaître ses rythmes.
Bien sûr, quand on peut se le permettre, c’est toujours mieux d’éviter du stress inutile.
Avec le stress, c’est comme avec la souffrance : parfois on est dans une situation où on ne peut pas l’éviter. Parce que la vie nous a mis là, c’est du stress ou de la souffrance nécessaire. Mais si on peut l’éviter, il faut l’éviter.
Oui, c’est sûr ! Ce dont tu parles-là, c’est aussi en lien avec l’anticipation.
Absolument.
Dans la gestion de projet, on ne parle pas vraiment « d’anticipation », on parle de « gestion des risques ». Au démarrage du projet, on essaye de voir quels sont les grands risques. Il y a aussi des familles de risques : est-ce que c’est un risque sur le groupe ? Un risque sur les compétences, sur le budget ? Ce sont ces grandes catégories qu’on essaie d’identifier. Ensuite, il y a un facteur de probabilité : est-ce que ce risque est très probable ou peu probable ? Ainsi que sa gravité. Suite à cette analyse, on peut commencer à décliner des plans. Par exemple en disant « Pour cette tâche, il n’y a qu’une seule personne experte. Si elle n’est pas là, est-ce que j’anticipe déjà, ou est-ce que j’attends que ça me « saute à la figure » pour faire quelque chose ? »
Le plus difficile, c’est de bien identifier les risques. Il n’y a pas vraiment de recettes, on fonctionne beaucoup à l’expérience, malgré toutes les analyses préliminaires.
C’est une question d’expérience.
C’est ça !