Comment vivez-vous le temps subjectif ?
Est-ce que le temps vous semble plus court objectivement que vous ne le pensiez, ou plus long ? Ou est-ce que la perception du temps qui passe ne joue aucun rôle ?
Moi je dirais que c’est plus court et en même temps il y a une impression d’éternité, je ne pourrais pas dire depuis combien de temps je suis ici.
Donc la journée ne laisse pas de trace en toi apparemment ?
Non.
« Là où un Bouddha marche il ne laisse pas de traces », pour moi ça veut dire ça.
Et les autres ? Comment vivez-vous le temps durant nos rencontres ? Comment vous le vivez en vous-même ?
Ça coule, sauf s’il y a un horaire, sinon…
Oui, sinon ? C’est ça qui est intéressant.
Sinon eh bien, ça n’existe pas le temps pour moi.
Ha, c’est déjà un peu plus précis.
Moi j’ai l’impression d’être hors temps, ici il n’y a pas de temps ; c’est ce que j’ai remarqué en devant créer le temps pour pouvoir m’adresser au monde extérieur, ça m’a frappé. Je me suis rendu compte que j’étais sans temps ici, du coup je ne sais pas si ça va plus vite ou moins vite. J’ai l’impression parfois que certaines choses vont vite et parfois que ça ne va pas vite, mais ce n’est pas relié au temps, c’est plutôt une sorte de vitesse intérieure qui me donne une impression.
Quand je travaillais à poncer les planches tout à l’heure, il y avait cette qualité de l’instant, c’était assez étonnant, comme s’il n’y avait qu’un seul instant en fait. Poncer avec la machine ou avec la petite gouge c’était… je ne peux pas vraiment le qualifier, ce que j’en retiens c’est cette profondeur ou saveur de l’instant, et c’était très fort cet après-midi.
Est-ce qu’il y a ici des gens pour qui la notion subjective du temps a évolué depuis le début du travail sur soi ?
En fait le temps pour moi a changé de référentiel, avant je me rendais compte des heures à peu près.
Tu veux dire que ça a changé depuis que tu es là ?
Oui. Actuellement, la référence c’est la journée entière ; quand je me lève le matin, l’unité c’est la journée. Alors effectivement, pour rejoindre un peu ce que disait O., la vitesse disparaît. C’est une unité qui est globale, presque comme une respiration, le matin je me réveille et c’est un peu comme si je prenais un grand coup d’air, une grande inspiration, jusqu’au soir.
Et le soir, tu expires.
Oui, c’est un peu cette idée-là.
Pour moi c’est comme s’il y avait un moment présent permanent que je suis obligé de découper artificiellement en regardant mon téléphone de temps en temps pour savoir s’il me reste du temps avant de manger ou autre. C’est comme si c’était un moment présent, continu, permanent.
Je ressens les choses de manière assez similaire. Dans le mouvement, les journées ne laissent pas de traces ; je vois ça comme si j’étais sur une route et de temps à autre il y a une borne qui m’indique « là il y a un repas », et si je ne fais pas attention, je rate un repas.
Moi je dirais qu’il y a une succession d’activités, mais c’est comme si ça se déroulait, ce n’est pas une activité puis une activité, ça se déroule, avec des repères. Donc c’est assez lisse, même s’il y a des petits moments de stress en cuisine liés aux repas. Mais globalement c’est comme un mètre, comme si on déroulait un mètre.
Pour moi c’est quelque chose qui n’est pas linéaire, qui est comme un outil avec des périodes où il y a plus d’espace et d’autres où l’espace se réduit un peu.
En ce qui me concerne je suis assez consciente de l’heure, peut-être à cause des repas, je ne sais pas pourquoi j’ai toujours ça en tête ; mais quand je me demande depuis combien de temps je suis là, je n’arrive pas à savoir.
Et quel est le lien entre la conscience corporelle et le temps ? La façon dont on perçoit le temps.
Pour moi ça unifie au lieu d’être fragmenté, j’ai l’impression d’étirement et d’unification. Chaque fois que je regarde le tableau de la cuisine avec les différentes journées, ça me semble un peu étrange ; je ressens une espèce de surprise, comme si c’était très artificiel. Sinon le repère, c’est que je dors ou je suis réveillée, et lorsque je suis réveillée c’est unifié, il n’y a pas de fragmentation.
Je n’arrive pas à relier le temps avec la conscience corporelle, pour répondre à ta question.
Fais-le, lie-le, et tu verras. C’est quand l’espace et le temps se réunissent. Mariage.
Je sens en moi quelque chose, c’est la lenteur, et c’est vraiment impossible pour moi de faire vite, impossible.
Vite dans le sens de précipité ?
Oui.
Parce que parfois il y a des tâches qui nécessitent une certaine rapidité, comme pour réagir à une situation inattendue par exemple.
Oui, la rapidité nécessaire pour faire face à un inattendu, ça reste. Mais sinon c’est clair, la précipitation c’est impossible pour moi.
En reliant le temps avec la conscience corporelle, ce qui me vient c’est l’éternité. Et la notion de patience disparaît, ou plutôt s’explique, c’est-à-dire que dans cette éternité, il y a forcément la patience, mais en fait elle n’y est pas parce qu’il n’y a pas d’impatience non plus. Que ça arrive maintenant ou dans 10 000 ans, en fait c’est en même temps. Je ne sais pas comment expliquer ça, mais quand tu as parlé de mariage, ça s’est très fortement clarifié et maintenant je comprends ce que c’est que la patience.
Infinie, la patience infinie.
Oui, la patience infinie, exact.
Parfois il y a l’impression que le temps et l’espace disparaissent, mais ce sont des rares moments, alors je suis en train de me demander si je suis souvent dans la conscience corporelle.
Mais ça ne veut pas dire que tu n’es pas dans la conscience corporelle quand tu ne vis pas ça ; c’est un aspect de la conscience corporelle, mais ce n’est pas « la » conscience corporelle qui nous permet de percevoir ce mariage… Ou plutôt de le vivre, ce n’est même pas une perception. R. ça te parle ?
Je vis aussi des niveaux de temps différents, c’est-à-dire que le corps a son temps, par exemple la faim, la fatigue, et il y a aussi le temps mental pour pouvoir accomplir des tâches, en gardant la notion du temps horaire, et ensuite il y a une troisième sorte de temps comme on vient de l’évoquer.
Ce que vient de dire R. a fait résonner quelque chose en moi, je viens de me rendre compte qu’effectivement je n’ai pas de dissociation du mental et du corps, c’est un ensemble. Et je ne me projette pas non plus, même pour finir les tâches.
Oui, tu ne vises plus l’objectif, tu sais que ça va aboutir.
Oui, et c’est vrai qu’avant je visais l’objectif, maintenant c’est différent.
Et ça peut être vécu uniquement quand on a acquis – dans le sens intégré complètement – certaines attitudes ou valeurs comme la non-procrastination, la considération externe, l’absence de considération interne, etc. sinon on ne peut pas accéder à cela. Prendre ses responsabilités ; quand prendre ses responsabilités est un acquis, alors on est libre pour ça, on est libéré de toutes les conséquences inutiles de ne pas avoir pris ses responsabilités. Et quand on est dégagé de tout ça, on est ouvert pour vivre la vraie vie. Aussi la rêverie, la rumination mentale, sont des mécanismes qui empêchent de vivre la vraie vie.
Est-ce qu’il y a encore autre chose à partager par rapport au temps ?
Moi j’ai l’impression que dans la conscience corporelle je sens cette atemporalité, ou cet infini, et pourtant j’ai toujours cette petite énigme qui reste : comment fonctionnent les trois temps dont R. parlait ? Il y a quelque chose qui n’est pas complètement clair pour moi, ça titille ma curiosité, ça reste un koan.
Mais ce n’est pas très important de savoir « comment ça marche », ça peut rester un mystère, l’essentiel c’est plutôt d’en prendre conscience.
Oui, mais moi je suis un chercheur dans l’âme ; je n’en fais pas non plus un objectif, ça ne m’empêche pas de dormir la nuit, simplement ça titille ma curiosité.
Je suis aussi une chercheuse dans l’âme, eh bien ça je le vis, je ne cherche même pas.
Heureusement car il n’y a rien à trouver, là.
Est-ce que parfois tu as des intuitions ?
Ça dépend de ce que tu appelles avoir des intuitions.
Des flashs, des insights qui viennent de nulle part.
Je dirais que oui. Par moment il y a une espèce de bouillonnement, et d’un coup il me tombe un truc. Ou plutôt quand je m’interroge sur quelque chose, parfois il y a une intuition qui engendre cet eurêka.
Voilà. Et deuxième question, est ce que tu reconnais que lorsque je parle la plupart des mots qui surgissent ne sont ni prémédités, ni réfléchis ?
Oui.
Est-ce que tu t’es déjà demandé comment je fais ?
Non, parce que la plupart du temps quand je parle ce n’est pas réfléchi non plus, ça sort.
Tu ne vois pas de différence entre toi et moi, là ?
Est-ce que ça vient de plus profond chez toi ? Je ne sais pas.
Tu as dit que ça t’arrive de temps en temps d’avoir des intuitions ; moi je dis que c’est rare que je n’en aie pas.
Parler à partir de rien, tu appelles ça une intuition ?
Pour moi oui, c’est comme ça… Quelle est la différence entre le moment où tu as une vraie intuition et la plupart du temps où tu n’en as pas ?
Souvent je brasse des infos, des choses me viennent qui sont de l’ordre de la conclusion logique. Ça pour moi ce n’est pas de l’ordre de l’intuition.
D’accord, la plupart du temps tu fais ça.
Oui. C’est le commentaire d’observations, il y a une espèce de cause à effet assez visible.
Oui, mais tu crois que je fonctionne comme ça aussi ?
Non. Mais ça c’est la manière dont je fonctionne habituellement. Quand je parle ici il n’y a pas une réflexion préalable, une préméditation, l’échange sort comme il sort et je ne sais pas ce que je vais dire la seconde précédente, je ne sais même pas si je vais dire quelque chose ou pas, c’est complètement spontané.
Il y a quand même une différence, on vient de le voir ; chez moi c’est quasiment la totalité qui vient de là, chez toi ça n’arrive que rarement. Et ce n’est pas la même chose de ne pas penser avant de parler et d’avoir une intuition qui parle… la plupart du temps ça vient de nulle part. Je ne sais pas moi-même d’où ça vient, ce n’est pas du tout une conclusion logique, parfois ça repose sur des observations que j’ai faites, mais même ces observations basculent ensuite dans totalement autre chose, un changement de paradigme entre ce que je peux observer et les intuitions qui surgissent. Je ne peux pas retracer que ce que j’ai dit est une conclusion de mes différentes observations.
Est-ce que tu reconnais que tu n’as pas accès à ça normalement ?
J’aurais plutôt tendance à dire qu’en effet, je n’ai pas accès à ça.
Et cet accès est barré par ce que tu fais habituellement, par toutes les conclusions mentales. Ça vient aussi du centre intellectuel, mais il n’est pas le maître du jeu, il est tout simplement l’exécutant qui formule mes intuitions en mots. Et c’est là aussi le génie de Steven Jourdain par exemple, ou d’autres ; quand les intuitions arrivent, c’est le centre intellectuel qui trouve les mots qui sont totalement adaptés avec l’intention. C’est une autre approche et c’est à toi de voir comment tu vas faire maintenant pour accéder à ça. Laisser vivre le néant.
Oui je comprends ! Enfin je comprends… Je pressens ! C’est comme s’il fallait que j’enlève quelque chose que je fais, mais je n’ai pas conscience de ce que c’est.
C’est ça ! Prends-le tout simplement pour l’instant comme une hypothèse de travail et ensuite laisse venir ça. Un petit point d’interrogation par rapport à ton fonctionnement habituel.
Ceci dit je serais surpris qu’il n’y ait jamais ça en moi, il faudrait que j’observe, mais je ne sais pas le repérer.
Tu connais ça, je t’ai déjà vu le faire. Mais tu n’es pas centré dans les intuitions, ce n’est pas encore généralisé chez toi.
Oui, ça vient de dehors et ça me traverse, c’est comme si la vie se servait de moi pour exprimer certaines choses, et ça me surprend moi-même après coup. Je me sens très souvent un outil.
Mais moi aussi.
Il faut avoir du courage et de la foi pour sauter là-dedans, parce qu’après tu ne sais plus… Moi j’ai vécu un basculement hors temps pendant trois mois où tout a dégringolé ; par exemple après avoir fait les courses, j’étais dans la voiture et je ne savais plus conduire, je ne savais plus ! « Qu’est-ce que je fais maintenant ? » Tu vois ce sont des choses qui arrivent parfois.
Ça par contre je connais aussi – pas de ne plus savoir conduire – mais ça devient de plus en plus difficile de faire « comme si » au boulot. Je me souviens particulièrement d’un jour où je suis rentré d’une semaine de congé, on fait le point le lundi matin et les gars me demandent comment se passe mon projet. Et je ne savais plus ce qu’était mon projet, ni comment il s’appelait, je savais peut-être tout juste que j’étais sur un projet !
Ça, ça part dans la bonne direction.
Je passe parfois pour un clown, les gens parfois ont une image de moi…
Oui mais tu sais, on arrive à détourner l’attention, on devient très inventif. À une époque j’étais psychothérapeute, j’avais des clients ; et un certain jour quand un client est arrivé, je ne me souvenais de rien du tout, absolument rien. Heureusement que j’avais mes notes, et en les parcourant ça m’est revenu petit à petit. Le jour où je ne savais plus conduire, j’étais au supermarché, à la caisse, et je n’avais plus aucune notion de l’argent. Alors j’ai ouvert mon porte-monnaie et j’ai dit « servez-vous ». On devient très inventif quand ces mécanismes ne fonctionnent plus, on développe des stratégies supplémentaires, il ne faut pas non plus se faire remarquer.
Souvent je dis à mes collègues que j’ai Alzheimer avant l’âge, ou sinon je vais essayer de trouver des gens qui vont m’aider. Pour ce projet-là j’étais en binôme avec quelqu’un qui connaissait très bien l’environnement, donc je m’appuyais beaucoup sur elle.
Et je trouve très intéressant que tu associes ça avec l’intuition, car je n’avais pas fait le lien du tout.
Ce sont des mécanismes qui apparaissent quand l’intuition prend le dessus, ça arrive pendant la période transitoire. C’est important d’accueillir ça et surtout de ne pas paniquer. Je rentre dans la voiture et je ne sais plus conduire… je n’ai pas paniqué.
Et qu’est-ce que tu as fait ?
J’ai attendu et après deux minutes c’est revenu, mais je ne savais pas si ça reviendrait, ça aurait pu rester comme ça le reste de ma vie. Au moment où on le vit, on ne le sait pas. C’est là où il y a la foi. Et le courage bien sûr, le courage qu’il faut avoir avant, pour y aller malgré tout ce qui peut arriver.